Office et culture #13

Article intégral, avec l’aimable autorisation des éditions Charles Foster

instructions d’emploi

Cloisons(s) et raison(s)

François Mounier

« Parlez devant l’Hygiaphone ! »,  commence par me dire la caissière avant même que j’ai ouvert la bouche !

Elle m’exaspère déjà tellement que j’en suis à me demander si cette parois en verre n’est pas là pour la protéger elle, plutôt que les 83,25 € de sa caisse…
Il y a moins de voleurs que de gens exaspérés, du moins j’aime à le croire.

Réflexion faite, l’Hygiaphone ne serait-il pas un prétexte ?
Vu qu’elle se lèche les doigts pour compter les billets de banque ou consulter un classeur, n’y a-t-il pas une fonction plus importante que l’hygiène (la sécurité ?) et que l’on n’oserait (s’)avouer ?

Des éléments de séparation, visibles ou invisibles, insonorisés ou non, modulables, fixes, hauts, bas, fins, épais… il y en a partout autour de nous, de toutes formes, de toutes natures.

La cloison a un rôle fonctionnel : définir des zones pour des activités précises.

Sa vocation, déconnectée de l’aspect structurel du bâtiment, est donc intimement liée à l’espace intérieur et à l’usage. Les espaces de bureau intègrent des cloisonnements fixes et modulables pour constituer des open spaces ou des bureaux conventionnels.

Mais ces barrières sont partout, parfois sous des formes improbables.

Au cours des âges toutes les techniques ont été mises à profit pour atteindre un même objectif. Voici donc un petit glossaire sur la technique et la philosophie du cloisonnement. 

Les limites qui définissent des espaces ne sont pas seulement physiques. Elles peuvent tout aussi bien être d’ordre culturel voire religieux. Elles prennent alors corps sous une toute autre forme, comme si la symbolisation même avait un rôle à jouer dans la fonction.
Dans le film La malédiction (1976) de Richard Donner, le père Brennan tapisse les murs de sa chambre avec des pages de la Bible pour repousser le mal. L’aspect ésotérique est l’essence de la scène qui montre à quel point l’individu conditionné réagit d’une manière spécifique dans un contexte particulier. Bien que l’on soit là devant un cas extrême, ce type de pratique est plus fréquent que l’on pourrait le penser. L’imagination des scénaristes est souvent en phase avec la réalité: en Pennsylvanie (Etats-Unis). pour écarter les esprits malfaisants les fermiers peignaient sur leurs granges des motifs géométriques appelées hex signs (hex pour hexagonal). Ces croyances ont désormais un fort accent de folklore , mais cela montre que dans l’inconscient collectif, le cloisonnement et les effets qui y sont associés, ne dépendent pas que des performances mécaniques ou techniques du matériau, et que la symbolique est aussi un facteur déterminant.

Sans plus aucune relation avec le divin nous sommes confrontés quotidiennement à des situations similaires : ligne rouge de discrétion devant les distributeurs de billets ou à la douane, rubans qui canalisent les foules dans les cinémas ou les parcs d’attraction, lumière rouge qui clignote au passage d’un train, rideau de la cabine d’essayage, plaque de plexiglas des taxis new-yorkais, paravent qui sépare les malades dans les chambres d’hôpitaux, etc. Aucune de ces symbolisations n’est infranchissable, pourtant nous ne les franchissons pas! Pourquoi?

Sommes-nous soumis ou conditionnés à ce point ?
Un peu des deux, car comme dans l’histoire du Père Brennan (qui, lui, sait que, si le Malin s’aventure trop loin, il sera foudroyé sur le champ), les exemples cités ci-dessus illustrent des situations pour lesquelles nous savons que le non respect des règles entraînera une réaction/sanction plus ou moins forte. En prétextant chercher les toilettes vous pouvez toujours écarter le rideau pour jeter un coup d’œil aux premières classes de l’avion, mais, une fois à terre, ne dépassez pas d’un centimètre la ligne rouge du contrôle de l’immigration! 

Scinder, couper, séparer…

La cloison sert à compartimenter, partager, séparer. A l’échelle du bâtiment, la cloison devient mur, à l’échelle de la ville, elle devient muraille, mais le principe reste le même. 

Le mur d’Hadrien en Angleterre, la grande muraille de Chine, et le mur en Palestine ne sont-ils pas la preuve que les choses ne font que se reproduire. Les techniques évoluent, mais les objectifs restent les mêmes, les résultats aussi! Ces trois superstructures portent en elles l’essence même de la cloison, comme si elles avaient la possibilité de transmettre un caractère à leu r « descenda nce ». Elles sont là pour séparer cultures, civilisations, peuples, et comme pour les villes fortifiées du moyen âge elles permettent d’observer ce qui se passe à l’extérieur et de voir venir l’ennemi. 

A échelle plus réduite et plus pacifique, le judas de la porte d’entrée tire son nom de Judas Iscariote (12″ apôtre), celui qui trahit Jésus de Nazareth. Voir sans être vu impliquerait donc une trahison envers son visiteur. Le judas existe sous de nombreuses formes depuis fort longtemps. Le fish-eye actuel était jadis une simple trappe grillagée. L’observation est certainement la fonction la plus intimement liée à la cloison et plus généralement à la séparation. Judas, moucharabieh, meurtrière, store vénitien , jalousies … les noms et les formes varient, mais l’objectif reste le même. Le PrivaLight de Saint-Gobain en est l’ultime aboutissement (même si on peut espérer un jour une amélioration de ses performances !). La prochaine grande étape sera peut-être les champs de force qui pourront s’activer à volonté… rêve d’architecte d’intérieur. 

… puis regarder pas le trou de la serrure.

Pouvoir voir et se cacher, observer et avoir un contrôle sur son environnement. Ubiquité du pauvre! Observer au travers de pores dans une structure est aussi un moyen de garder un contrôle en accédant à une information. Aujourd’hui les technologies sont radicalement nouvelles et un endoscope de quelques millimètres de diamètre acheté sur internet en quelques clics permet à tout un chacun de se transformer en Big Brother et d’observer sans éveiller le moindre soupçon. Observation et séparation sont des actions simples mais pas socialement anodines et nos aïeux s’en sont servis pour structurer la société humaine. Physiquement comme hiérarchiquement : au niveau social, militaire, commercial, industriel, politique, religieux : les castes, les ordres, les grades, les titres, etc. 

Les cloisonnements physiques ne sont en fait que la matérialisation de la volonté humaine. Ce ne sont que des instruments au service d’un objectif dont l’atteinte justifie tous les excès et les transgressions: l’acquisition de l’information, du savoir, éléments essentiels pour accéder et se maintenir au pouvoir. De même que le contrôle de l’environnement physique consolide une position, le contrôle des relations et des frontières sociales facilite et accélère l’évolution vers le pouvoir. Le parallèle entre la cloison physique et la cloison sociale est évident. L’aspect moral n’a rien à y voir; il ne s’agit pas de nuire à autrui mais d’essayer de se hisser plus haut. 

La cloison structure pas que l’espace

Comme en beaucoup de domaines, l’excès est mauvais. Trop de cloisonne- ment étouffe l’espace de vie ou de travail. La cloison, si elle est entière (du sol au plafond) crée rapidement un réseau de couloirs avec des portes identiques et anonymes. Une certaine monotonie peut se faire ressentir, chaque occupant se résumant finalement à un numéro ou à la fonction qu’il incarne, matérialisée en lettres adhésives, sur platine inox fixée par Velcro. Mais on ne sait pas ce qui se passe dans la pièce voisine et on ne sait pas qui y travaille.
L’espace ainsi constitué de cellules individuelles est investi par chacun à la manière d’un refuge, grotte ancestrale dans laquelle on se protège des dangers du monde extérieur et de l’entreprise elle-même.

Et tout est bon pour y parvenir: dessin d’enfant au mur, plante verte vivace (ou … crevarde), calendrier de routier, gadgets divers etc. Déjà vu dans un autre univers 7 De la cellule de travail à la cellule carcérale il n’y a qu’un pas que franchit Terry Gilliam dans le génialissime Brazil en 1985 (une année après un millésime 1984 que George Orwell prévoyait beaucoup plus sombre…). Là où l’individu perçoit un risque d’être noyé dans la masse, de devenir un anonyme, il apporte des détails personnels de sa vie. Détails qui, dans ce contexte, sont des signaux identitaires émis pour les collègues. La personne n’est plus reconnue pour ses aptitudes mais pour son image individuelle, avec les risques que cela comporte. On va juger son collègue de bureau sur ce qu’il est (ou n’est pas) et non sur ce qu’il fait. Un peu comme l’uniforme est imposé dans les écoles de certains pays, l’univers du bureau peut avoir pour vocation de gommer certaines frontières.

On n’habite pas un concept

L’open-space est un concept spatial, qui a pour ambition d’ouvrir les espaces et de les rendre plus transparents. Ouvrir est très relatif car il n’y a pas de vide sans plein. On vend alors du plein pour structurer du vide et offrir une nouvelle appréhension de l’espace. Mais la forme n’a rien à voir avec la performance. Les courbes d’une voiture ne garantissent en rien ses performances. L‘open-space ne garantit en rien que les utilisateurs s’y sentent bien. 

On n’habite pas un concept et la nourriture intellectuelle a ses limites.
Les espaces étant ouverts, tout le monde peut se voir et s’observer. Les plus paranoïaques diront alors que c’est le summum de la surveillance mutuelle! Certes, l’idée n’est pas nouvelle et pas totalement infondée: quand on n’a rien à se reprocher, on ne craint pas d’être surveillé.
Nous l’avons déjà noté, les méthodes actuelles d’observation sont beaucoup plus sophistiquées qu’il y a quelques années. Ca commence par la caméra et le micro intégrés dans l’ordinateur et ça va jusqu’à des réseaux d’écoute généralisée comme Echelon.

Pour titiller un peu les paranos, on peut aussi pousser le vice jusqu’à soutenir que, si certaines personnes ont envie de croire qu’elles sont surveillées, il ne faut pas les contredire.

Car en leur laissant croire qu’elles sont surveillées et qu’elles n’ont aucun moyen d’y échapper, elles sont maintenues dans la croyance de la toute puissante de l’ entreprise qu pérennise ainsi son pouvoir. Alain d’Iribarne, socio-économiste et directeur de recherche au CNRS relève que « les dirigeants mettent en avant le mythe du « travail en projets » et de la « coopération harmonieuse et créatrice », mais l’open space peut être pathogène, (…). il facilite la surveillance et la mise en compétition des salariés entre eux, facteur de stress qui aboutit souvent au contraire du but recherché, avec des salariés qui s’isolent en portant des écouteurs ou en se cachant derrière des montagnes de dossiers ou des plantes vertes… ». Travailler ensemble est le but recherché dans une entreprise. Ensemble, mais pas les uns sur les autres, pas n’importe comment! Avec un peu de hiérarchie, un peu de structure… 

Faute d’avoir trouvé mieux, la hiérarchie reste encore un des fondements de l’organisation.
Ainsi nul n’est besoin de chercher à déterminer si les qualités de l’open- space priment celles des bureau x individuels. Le but ici n’est pas de dire que l’open-space est bon ou mauvais. Il est bon dans certains cas et mauvais dans d’autres. 

Ensemble et mieux 

Les fonctions explicites de la cloison sont donc doublées de fonctions implicites tout aussi importantes: contrôle, soumission, division, communication, etc. »Travailler ensemble » n’est alors plus vraiment le sujet principal puisque c’est une des constantes de l’équation à résoudre. La question est plutôt de savoir comment mieux travailler ensemble, ce qui est radicalement différent. Selon notre position dans l’entreprise la vision que nous avons de sa structure est radicalement différente. L’entreprise, est devenue une jungle moderne dans laquelle le poste de travail est le territoire réservé de chaque employé. Chacun va naturellement défendre son territoire, le marquer. Le gibier est une information virtuelle que l’on s’échange, que l’on se partage avec des contrats à la clé. Les comportements individuels sont donc à l’origine de troubles dès lors qu’il y a rétention d’information ou culture du secret. La solution à des problèmes internes peut alors effectivement passer par une restructuration adaptée des espaces de travail. 

L’ open-space ou le bureau conventionnel peuvent apporter ces solutions. Mais il faut bien avoir à l’esprit que le mauvais outil ne sert à rien même dans les mains d’un bon ouvrier. Il convient donc avant tout projet, de cerner les problèmes, les isoler et mener en amont, collectivement, une étude de fond. Longue, complexe et coûteuse en énergie, cette phase est pourtant cruciale si l’on veut mettre toutes les chances de son côté. C’est seulement après que l’on pourra décider si l’on doit changer les usages pour mieux travailler. La solution n’est donc pas d’incriminer l’ open-space ou le bureau fermé, mais bien (au moins en partie) les pratiques et standards de la société qui les utilise. La cloison n’est qu’un outil de travail au même titre que le bureau, la chaise, le stylo ou l’ordinateur et stigmatiser cet outil relève de la gesticulation. 

Dauphins et clubs de football

Mais le bon outil dans les mains d’un mauvais ouvrier peut aussi se révéler néfaste.
Et là nous touchons à l’affectif, à l’humain, au psychologique. Sujet tabou.
L’ère du politiquement correct nous submerge et nous assistons chaque jour à des dérives liées aux angoisses intestines. La moindre petite contrariété est montée en épingle et il devient difficile de garder une vision objective que l’on soit victime ou accusé. Nous, et moi le premier, sommes conditionnés pour agir et réagir de manière plus ou moins inconsciente dans les situations routinières, programmés par une histoire commune, des codes, des usages, des modes de vie ou de travail.

En grattant un peu on découvre que l’autorité joue avec nous, se sert de nous alors que l’on serait en droit de poser nous mêmes les limites et le cadre de cette autorité. D’un côté nous nous soumettons de manière docile, de l’autre nous militons pour nos droits à la vie privée… mais en étalant nos secrets sur Facebook.

Nous affichons notre sympathie pour les « dauphins.pict » en fond d’écran et nous jugeons nos collègues parce qu’ils ont le poster du club de foot concurrent au bureau! 

Au centre de notre propre univers, nous ne nous soucions peu de ce qui échappe à notre regard ou à notre contrôle. Nous prenons les problèmes du monde par le petit bout de la lorgnette car c’est à notre niveau le seul moyen de les appréhender. Nous ne sommes que des maillons dans une grande chaîne. La vie de bureau en est un pâle reflet de ce qui se passe à une échelle plus grande. Mais cela peut avoir des conséquences importantes car dans notre vie quotidienne nous ne pouvons pas rester inactifs dans des contextes absurdes. Nous prenons position, nous agissons et parfois cela se concrétise par des paroles ou des actes forts . Il est normal de parler des choses qui ne vont pas ou qui pourraient être améliorées et sur lesquelles on souhaite ouvrir le débat; et à défaut d’effectuer un changement, se soulager en expliquant en quoi cette situation est néfaste et pénalisante.

Si la guichetière me demande de parler plus fort, c’est parce qu’elle en a besoin, tout simplement. Elle n’est en rien responsable de la politique de son entreprise qui lui impose un verre blindé; elle et moi ne sommes que les protagonistes d’une relation ponctuelle. L’espace de cet échange est juste un creuset dans lequel doit opérer l’alchimie. Et qu’importe le creuset, ce qui compte c’est ce qui en ressort.

François Mounier
Office-et-Culture – #13 – septembre 2009

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